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Le calvaire des restavèks

Dernière mise à jour : 1 août 2019





Près d’un enfant haïtien sur dix est employé comme domestique et souvent traité comme un esclave. Depuis le séisme du 12 janvier 2010, leur nombre n’a cessé d’augmenter. Ils sont debout depuis 4 ou 5 heures du matin. Ils ont dormi sous la table de la cuisine de leur maître. Ils ont parfois seulement 6, 8 ou 10 ans. Ils ont balayé, astiqué, récuré toute la journée. Ils ont conduit les enfants du maître à l’école. Ils sont allés chercher de l’eau, du bois, du charbon. Ils ont fait les courses, préparé les repas. Ils n’ont pas mangé à leur faim, ont été battus, insultés, humiliés tout au long du jour.


Le soir venu, les plus “chanceux” vont à l’école. Mais pas à la même école que les enfants de leur maître. Non. Ils vont à l’école des restavèks, entre 17 et 20 heures, quand ils sont à moitié crevés, et quand les enseignants n’en peuvent plus eux non plus. Ce soir-là, Magali Georges, directrice d’une école située rue Bois-Patate, au cœur de la capitale, Port-au-Prince, m’avait ouvert les portes d’une classe de restavèks.

Leur maître, un enseignant cette fois-ci, criait davantage qu’il ne leur parlait, et tenait sa classe d’une main de fer. C’était avant. Avant le séisme du 12 janvier 2010. Aujourd’hui, l’école de la rue Bois-Patate n’existe plus, elle s’est effondrée. Et le nombre de restavèks s’est accru de manière vertigineuse. Le recensement de 1998 en avait dénombré 300 000. “Ils sont aujourd’hui au moins 400 000.


C’est au moins un enfant haïtien sur dix”, explique Gertrude Séjour, directrice de la Fondation Maurice A. Sixto, qui a pour mission de défendre les droits des enfants en Haïti, en particulier les droits des restavèks. “Le tremblement de terre, en aggravant la précarité et la pauvreté, a fait augmenter très nettement la domesticité infantile”, constate-t-elle. Le mot créole “restavèk” est dérivé du français “reste avec”. “Ils doivent rester à portée de voix de leur maître”, explique Jean-Robert Cadet, un ancien restavèk et un des rares qui s’en soit sorti, grâce à des études aux Etats-Unis. Ce miraculé, qui vit aujourd’hui entre Cincinnati et Port-au-Prince, a mis sur pied une fondation qui porte son nom, dont le but est la lutte contre le système des restavèks.


Les restavèks sont des enfants issus des campagnes pauvres qui ont été confiés à une famille citadine afin d’échapper à la misère. “Ils sont pris par une tante, un oncle ou un cousin qui s’engage à les nourrir et à les envoyer à l’école”, raconte Jean- Robert Cadet. Leur réalité est évidemment tout autre. Si une poignée de restavèks sont bien traités, la majorité d’entre eux sont utilisés comme domestiques, maltraités et ne voient jamais les murs d’une classe. En lieu et place de livres et d’ardoises, ce sont torchons et serpillières qui font leur quotidien, sans espoir d’en sortir la plupart du temps. “Ils sont considérés comme des meubles. Et les filles deviennent des objets sexuels”, explique la cinéaste haïtienne Rachèle Magloire. “Les restavèks filles sont souvent violées, non seulement par le père, mais aussi par les garçons de la famille, renchérit Jean-Robert Cadet. Quand elles tombent enceintes, elles sont mises à la porte.”


Comment les familles biologiques peuvent-elles ainsi confier leur progéniture à une famille où on leur infligera sévices et brutalités ? “Elles perdent la trace de leurs enfants, explique Gertrude Séjour, et ne savent plus ce qu’ils sont devenus.” Jean- Robert Cadet y voit plutôt un certain déni de la réalité. “C’est comme une loterie. Les parents biologiques savent que l’enfant va souffrir.

Mais ils gardent toujours un petit espoir de gagner, un petit espoir que leur enfant ira bel et bien à l’école et sera nourri convenablement.” Selon lui, cette pratique répandue serait davantage la conséquence de l’esclavage qui a sévi pendant longtemps sur l’île que la conséquence de la pauvreté. “Les esclaves travaillaient dans les champs et leurs enfants travaillaient chez leurs maîtres.

Après l’indépendance en 1804, les Haïtiens ont perpétué ce système, à la seule différence que les maîtres ont changé. Ce n’est pas la pauvreté qui pousse à maltraiter, mais la culture esclavagiste.” “Il y a des pays aussi pauvres qu’Haïti, poursuit Jean-Robert Cadet, où un tel asservissement des enfants n’existe pas. Comme à Cuba, où l’école est obligatoire et où tous les enfants la fréquentent effectivement.”

Ecole. Maître mot de la lutte que mène ce rescapé, devenu un restavèk à l’âge de 4 ans, après la mort de sa mère. “Seule l’école pourra vraiment changer les choses, martèle-t-il. Il faut qu’Haïti trouve le moyen d’envoyer tous ses enfants à l’école. Filles et garçons.” La plupart des écoles haïtiennes étant privées, le coût des études est prohibitif pour les familles pauvres. “Même dans les écoles publiques, il faut acheter de nombreuses fournitures, des livres, des uniformes, déplore-t-il.


Les parents ne peuvent tout simplement pas.” “La domesticité a changé de mains, affirme Gertrude Séjour. Avant, c’était les riches qui avaient des restavèks. L’enfant avait un minimum. Aujourd’hui, ce sont les familles pauvres qui les accueillent, celles qui n’ont pas les moyens de s’offrir une travailleuse domestique ou qui ont tout bonnement besoin d’eux pour pouvoir aller travailler à l’extérieur de la maison.”


Gertrude Séjour et son équipe de la Fondation Maurice A. Sixto effectuent depuis plusieurs mois une tournée à travers Haïti pour sensibiliser la population à la condition des restavèks. “Quand je demande qui a des restavèks à la maison, il y a beaucoup de doigts qui se lèvent.” Ont-ils honte ? “Pas du tout. Pour eux, c’est normal, quand on a six ou sept enfants à soi sur les bras, d’avoir un ou deux restavèks pour servir la maison.” “Le système des restavèks ? C’est une anomalie bien sûr, mais qui répond hélas à un besoin”, m’avait expliqué, avant le séisme de janvier 2010, Myriam Merlet, une militante des droits de la personne.

“Il faudra beaucoup de temps pour changer cette tradition profondément ancrée.” A ceux et celles qui pensent qu’Haïti a d’autres chats à fouetter que s’attaquer au système des restavèks et qu’il ne faut pas accabler un pays qui a eu suffisamment de malheur, Jean-Robert Cadet répond de façon catégorique.

“Il ne faut pas cacher ce problème-là. C’est justement le temps d’en parler pendant que la communauté internationale est présente et qu’Haïti essaie de repartir sur de nouvelles bases. Il en va de l’avenir des enfants d’Haïti.” “Comment ces enfants qui n’ont jamais connu l’amour et la dignité pourront-ils aimer leur pays, leur environnement, leurs concitoyens, leurs propres enfants ?” demande Gertrude Séjour.


Celle qui a pris fait et cause pour les restavèks demeure hantée par les cris d’un garçon entendus un jour dans une rue de Carrefour-Feuilles, un quartier pauvre de Port-au-Prince. Comme les cris d’un supplicié. “La société haïtienne est en train de créer ses propres bourreaux”, conclut-elle.Monique DurandLE DEVOIR – MONTRÉAL

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